J’avais sorti ma pirogue ce dimanche-là. D’habitude le dimanche, je ne pêche pas, je reste au village avec les autres hommes. Mais Léonard, ou plutôt Marvin, comme il se faisait appeler, me l’avait demandé comme un service. Il m’avait promis un sac de riz en compensation. C’était difficile de refuser quelque chose à Marvin. Surtout que sa sœur Henriette me plaisait beaucoup.
Il m’avait demandé de pêcher entre le banc de sable et la rive du fleuve fréquentée par les touristes. J’espérais bien attraper quelques capitaines, car les eaux étaient poissonneuses. Le fleuve Congo était dangereux, mais je connaissais bien les courants, et je savais où positionner mes lignes et mes filets pour éviter les poissons-tigres, trop gros et trop coriaces, et ramener de beaux spécimens pour les repas à venir.
Les « Mundélé », les Blancs comme on les appelle en lingala, arrivaient avec leurs bateaux à moteur vers 10 h et repartaient vers 16 h, rouge écrevisse, l’air très satisfait d’eux-mêmes. Ils faisaient quelques tours en ski nautique, pique-niquer à l’ombre des quelques rochers, aller faire un saut en bateau sur le banc de sable en face, mais n’y restaient pas, car il n’y avait pas d’ombre. Moi, je préférais les éviter. Mais ce jour-là, je me suis posté là où on me l’avait demandé, à une cinquantaine de mètres de la rive.
Une adolescente aux cheveux courts me repéra. Elle retourna vers son groupe d’une quinzaine de personnes en me désignant du doigt. Ils s’approchèrent tous du bord de l’eau, munis de leurs appareils photo. Ils apprécièrent le spectacle : une photogénique silhouette noire se détachant en contre-jour sur une frêle embarcation ramenant élégamment filets et lignes. Je devais être beau, exotique, très « couleur locale ».
C’est alors qu’ils sont arrivés. Une vingtaine. Grands, musclés, tête rasée et torse nu. Je les reconnaissais. Ils venaient du camp militaire d’à côté. Ils brandissaient de grandes machettes. À leur tête : Marvin. Il hurlait en lingala : « Ne bougez pas, on va tout vous prendre, on ne vous fera pas de mal ». Les Blancs, qui ne comprenaient rien, paniquaient, tournaient sur eux- mêmes cherchant à s’échapper. Mais ils étaient encerclés, et les hommes de Marvin s’étaient également postés dans l’eau empêchant quiconque de penser à fuir de ce côté-là.
Le cercle se resserra, obligeant les Blancs à se rapprocher des rochers où ils avaient déposé toutes leurs affaires. Deux acolytes de Marvin ramassèrent les sacs à terre et commencèrent à les vider. Les enfants blancs pleuraient. Alors que Marvin contrôlait l’intérieur d’un portefeuille, une femme se mit à genoux en le suppliant. Je n’entendais pas ses paroles. Peut- être voulait-elle qu’il lui laisse ses papiers d’identité. Alors Marvin s’approcha d’elle, souleva son grand coupe-coupe et d’un geste brusque le lui ramena sous la gorge. Je retins mon souffle, tétanisé. La lame resta à quelques centimètres du cou sans que Marvin ne prononce un mot.
Puis il recula. C’était seulement un avertissement. Je pris mes rames et je filai. Je ne voulais pas qu’on fasse le rapprochement entre ma présence sur le lieu de l’attaque et cette bande de voleurs.
Je jetai quelques coups d’œil en arrière. Je vis le groupe de soldats repartir, suivi quelques minutes après des hommes blancs qui cherchaient à retrouver leurs traces. L’adolescente qui m’avait remarqué hurlait et tapait des pieds par terre.
Personne n’avait été blessé. Je sus au retour au village par quelques vantards dépités que le butin avait été ridicule. Quelques billets, quelques vêtements, quelques appareils photo, pour lesquels personne n’aurait le moyen d’acheter de pellicules.
Je ne réclamai pas mon sac de riz.
Je n’étais plus si sûr qu’Henriette soit faite pour moi. Elle faisait la belle auprès du bras droit de Marvin. C’était certainement mieux ainsi.
J’avais honte. Je ne voulais plus servir d’instrument à ces hommes malveillants. Cette femme à genoux, le coupe-coupe sous la gorge, hanterait longtemps mes nuits.
Voilà, tu as voulu que je te raconte. Maintenant tu sais pourquoi j’ai quitté et mon village et suis venu à Kinshasa chercher du travail.